la justice en polynésie française était déjà mise en cause dès 1987 par des magistrats du tribunal de papeete à l’égard de certains de leurs confrères

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En Polynésie française Malaise au palais de justice de Papeete

Des magistrats accusent le parquet de chercher à  » protéger  » certains notables

Le Monde Publié le 24 juin 1987 à 00h00

https://www.lemonde.fr/archives/article/1987/06/24/en-polynesie-francaise-malaise-au-palais-de-justice-de-papeete_3543662_1819218.html

Avec sa barbe noire en bataille et son accent de Bergerac insolite sous les cocotiers, M. Max Gatti est la preuve qu’on peut être un ancien Père blanc _ pétri de charité chrétienne _ et voir rouge dès qu’il s’agit d’expliquer le climat orageux qui règne au palais de justice de Papeete.

Ce juge d’instruction, à cheval sur les principes, ne décolère pas depuis que la hiérarchie judiciaire du territoire veut apparemment l’empêcher de faire son travail dans une dispute d’héritage qui met en cause une sommité locale, Me Marcel Lejeune, pionnier du notariat en Polynésie française : « J’ai dit que j’étais honteux d’être dans cette juridiction et je le maintiens. On ne veut pas qu’il y ait instruction dans cette affaire et c’est scandaleux. »

Ces propos visent au premier chef les représentants du ministère public, selon lesquels il n’y a pas lieu de chercher à démêler, en l’état actuel du dossier, la querelle qui oppose à Me Lejeune certains des héritiers d’un célèbre couple d’armateurs, Mary-Ann Higgins, morte en 1961, et Charles Brown-Petersen, décédé en 1962, qui disposaient de la plus fabuleuse fortune de la Polynésie française (le Monde daté 19-20 avril).

La cour d’appel, le 28 avril, a donné raison au procureur contre le juge d’instruction qui avait décidé, dans un premier temps, de passer outre au réquisitoire de  » non-informer  » dressé par le procureur de la République. Soumis pour la première fois de sa carrière à un tel veto _ assez rare dans les pratiques judiciaires, _ M. Gatti ne comprend pas que le parquet prétende, a priori, laver de tout soupçon le notaire.

Me Lejeune est, en effet, accusé par un neveu de Mary-Ann Higgins, M. Charles Higgins, entrepreneur dans l’ile de Raiatea, d’avoir sciemment camouflé pendant vingt ans un testament de 1955 aux termes duquel les proches de sa tante auraient dû bénéficier de dix-neuf legs particuliers ayant une valeur globale de 500 millions de francs et représentant, environ, la moitié de la fortune laissée par ce couple richissime.

Se fondant sur un testament postérieur et plus ambigu datant de 1958, le notaire avait estimé que les dispositions testamentaires de 1955 se trouvaient révoquées et il avait écarté la branche Higgins du règlement de l’héritage, au profit d’amis et de cousins éloignés de Charles Brown-Petersen, faisant ainsi la prospérité d’une autre grande souche tahitienne, la famille Bambridge, qui joua par la suite un rôle politique très important, au service du gaullisme, dans le territoire.

Le problème, pour le notaire et la justice, c’est que les dix-neuf personnes qui espéraient bénéficier des dernières volontés de Mary-Ann Higgins affirment, aujourd’hui, n’avoir découvert le testament de 1955 qu’en 1983, grâce aux recherches personnelles entreprises par un petit-neveu de la défunte, c’est-à-dire vingt ans après avoir plaidé, en vain, leurs droits devant le tribunal de Papeete, de 1962 à 1967. Ce que nie farouchement Me Lejeune en faisant remarquer que ce fameux testament avait été normalement enregistré à son étude le 29 avril 1955 et que tout le monde connaissait en principe son contenu.

Une « faute professionnelle » ?

Les circonstances du partage de la fortune de Charles Brown-Petersen comportent certaines zones d’ombre et autorisent diverses interrogations (le milliardaire ayant de toute évidence perdu l’essentiel de ses facultés après la mort de sa femme), mais rien ne permet d’affirmer que Me Lejeune se soit personnellement livré à quelque malversation.

En revanche ce juriste méticuleux et ombrageux, qui pratique son ministère comme un sacerdoce et donne même, parfois, l’impression de vouloir à lui tout seul incarner le droit, a peut-être commis un péché d’orgueil en tranchant unilatéralement, en 1962, la question de la compatibilité des deux testaments controversés.

Dans ses attendus, la cour d’appel elle-même soulignait, le 28 avril, que le notaire aurait dû s’en remetre à la justice : « Il n’appartenait pas au notaire de dire s’il y avait ou non révocation tacite. » Ce même jugement reproche aussi à Me Lejeune d’avoir personnellement décidé que le testament de 1958 infirmait celui de 1955 pour ce qui concernait les legs particuliers de Mary-Ann Higgins.

Dans un long mémoire toutefois, le notaire réfute point par point toutes les allégations de ses accusateurs.

Le président du tribunal de première instance, M. Alain Le Gall, parle néanmoins de  » faute professionnelle grave  » et il ne comprend pas, lui non plus, l’attitude du parquet qui ne l’a que mollement soutenu quand il a été publiquement pris à partie par Me Lejeune.

Son étude ayant été mise sous séquestre par M. Le Gall par mesure conservatoire, en même temps que les biens dépendant de la succession contestée, le notaire avait accusé le président du tribunal de lui faire subir un  » terrorisme judiciaire  » analogue à celui qui avait été infligé  » aux biens juifs pendant l’occupation allemande « . Le séquestre avait été levé quelques jours plus tard.

Comme MM. Gatti et Le Gall, la plupart des magistrats de Papeete font grief au procureur général, M. Paul Marchaud, et au premier président, M. Henri de Labrusse, de n’avoir pas engagé, alors, des poursuites contre le notaire. Leur amertume est d’autant plus révélatrice de l’ambiance chargée qui règne au palais de justice que ces magistrats ne sauraient être taxés de gauchisme : tous _ à l’exception de M. Gatti qui n’est même pas syndiqué _ adhèrent à l’Union syndicale des magistrats _ modérée _ dont le délégué, M. Jean-Baptiste Talercio, s’est constitué partie civile contre Me Lejeune.

M. Gatti ne fait que traduire le sentiment quasi général lorsqu’il conclut que le parquet  » cherche à protéger le notaire « , et plus généralement tous les notables locaux. Dans les couloirs du palais on évoque volontiers les liens personnels établis par certains membres de la hiérarchie judiciaire avec Me Lejeune, lequel se flatte de l’ampleur de son propre patrimoine, évalué à un milliard de francs environ, et reçoit souvent le  » gratin  » de la société tahitienne sur son atoll privé de Tupai, au large de Bora-Bora. On ironise aussi sur les  » visites protocolaires  » conseillées par le parquet à tous les nouveaux venus.

Il est peu probable que ce climat s’améliore. Une nouvelle plainte vient d’être déposée contre le notaire par trois des autres héritiers potentiels de Mary-Ann Higgins, Mmes Marjorie, Hilda, et M. Teddy Walker. C’est donc M. Gatti qui devrait de nouveau, normalement, être chargé de l’instruction à laquelle le parquet continue de s’opposer. La suite de ce feuilleton sera instructive sur l’attitude du ministère de la justice dans cette affaire, la chancellerie ayant été informée de la situation locale en même temps que l’Elysée _ par les avocats des plaignants.  » Le dernier rempart « 

L’affaire Lejeune n’a fait pourtant qu’exacerber des tensions anciennes. Les magistrats de la  » base  » étaient déjà ulcérés par l’absence de réaction du parquet dans une autre affaire, dite désormais du  » baiser de Nuutania « , du nom de la prison de Tahiti où le secrétaire d’Etat chargé des problèmes du Pacifique sud, M. Gaston Flosse, qui cumulait encore, alors, ses fonctions gouvernementales avec la présidence de l’exécutif du territoire, avait fait scandale, en janvier dernier, en embrassant et en couronnant de fleurs, devant la télévision convoquée pour la circonstance, l’un de ses lieutenants politiques, M. Guy Sanquer, accusé de détournements de fonds et d’ingérence et incarcéré sous le coup de trois inculpations.

Ce conseiller territorial a été, depuis, remis en liberté et il vient de participer à une élection municipale partielle à Raiatea, en attendant d’être traduit, en principe, devant le tribunal correctionnel. Mais ce défi spectaculaire lancé à la justice par un ministre, dans l’indifférence quasi générale en métropole, n’a pas été « digéré » par les magistrats locaux. « A la place de M. Flosse, n’importe qui aurait été mis le soir même en prison, souligne-t-on au palais. Pourquoi y a-t-il ainsi deux poids deux mesures ? »

C’est encore en vain que MM. Gatti et Le Gall et plusieurs de leurs collègues ont demandé au parquet de déposer plainte contre M. Flosse quand le secrétaire d’Etat a violemment et publiquement critiqué le juge d’instruction en charge de l’affaire Sanquer, M. Talercio.

Le commentaire surprenant fait à ce sujet au Journal officiel du 30 mars par le garde des sceaux, en réponse à une question écrite du délégué national du PS aux DOM-TOM, M. Robert Le Foll, n’a fait qu’accabler davantage ces magistrats. Selon le ministre de la justice, le « baiser de Nuutania » ne relevait, en effet, que de « la manifestation d’une amitié personnelle » et devait « être considéré comme détachable de la fonction » (de M. Flosse). On ne saurait donc prétendre, selon M. Chalandon, que le principe républicain de la séparation des pouvoirs a été ce jour-là bafoué…

Le président du tribunal de première instance le déclare ainsi sans ambage, en se faisant lui aussi l’interprète de presque tous ses pairs : « Tout cela est d’autant plus dommageable que la justice est devenue en Polynésie le dernier rempart contre tous les dérèglements locaux. »

Le Monde